Médée, magicienne de théâtre aux mille visages
Dotée de pouvoirs surnaturels par cette ascendance divine, Médée est une femme libre et rebelle. Elle choisit d’aider Jason à s’emparer de la Toison d’or au prix de crimes affreux. Le couple trouve refuge chez Créon, roi de Corinthe, où Jason délaisse Médée pour Créuse, fille du roi. Pour se venger de lui, Médée tue leurs enfants et s’enfuit pour Athènes sous la protection du roi Égée. Là, elle s’éprend de Thésée fils du roi mais, devant sa froideur, tente de le faire assassiner par son père. Elle quitte la Grèce pour s’installer chez les Mèdes, où elle finit sa vie. Tous les épisodes de la vie de Médée ont donné lieu à des productions scéniques théâtrales, lyriques ou chorégraphiques : le rapt de la toison d’or, le séjour à Corinthe, celui à Athènes et son installation chez les Mèdes. C’est toutefois le matricide clôturant l’étape à Corinthe qui a le plus marqué les auteurs et le public.
Au théâtre
Contre toute attente, la scène déclamée a accueilli le mythe a plusieurs reprises. En 1635, Pierre Corneille propose une Médée qui restera un modèle. Il revient au mythe avec La Toison d’or en 1662, tragédie à machines qui impressionne le public friand de spectaculaire théâtral. En 1694, Longepierre imagine une Médée plus moderne appelée à faire carrière. Il faut toutefois attendre les années 1720 pour que sa pièce s’inscrive au répertoire courant de la Comédie-Française. Remaniée en 1788, elle est encore jouée très régulièrement jusqu’en 1813. Le rôle-titre, qui offre une gamme très large de situations et d’affects, permet aux meilleures actrices de briller, à commencer par les fameuses Clairon et Raucourt. Une Médée de Clément échoue, sur la même scène, en 1779.
A l’Opéra
C’est bien évidemment à l’Opéra, théâtre des enchantements, que Médée fit recette. La magicienne apparaît pour la première fois dans Thésée de Quinault et Lully en 1675. « Le rôle de Médée est merveilleux : il y a quelques airs fort singuliers », note Nicolas Boindin (Lettres historiques, 1719). C’est alors Mlle Saint-Christophe, première titulaire des rôles majestueux (aussi appelés « rôles à baguette »), qui crée le personnage et emporte tous les suffrages par son incarnation.
Le rôle est repris tout au long du XVIIIe siècle par les premières chanteuses de la troupe de l’Opéra spécialisées dans ce type d’emploi. Marie-Louise Desmatins y brille lorsqu’elle quitte la scène en 1707. En 1729, le rôle est joué « à la grande manière » par la célèbre Marie Antier. Rosalie Duplant est la dernière à le chanter pour les reprises de 1767 et 1779 et s’attire des compliments unanimes. Dans le sillage de ce rôle imaginé par Quinault et Lully, trois autres Médée sont moins fortunées. En 1693, celle de Thomas Corneille et Charpentier est un échec complet, malgré les qualités de la partition et l’interprétation superlative de Marie Le Rochois
Le personnage reparaît dans Jason ou La Toison d’or de Jean-Baptiste Rousseau et Colasse (1696) avec tout aussi peu de bonheur, malgré le talent de la même chanteuse. En 1702, Médus roi des Mèdes, tragédie de Bouvard et Bertin de La Doué sur un livret de Lagrange-Chancel, s’intéresse à la dernière période de la vie de Médée. L’œuvre est aussi un échec, mais on applaudit fort à l’interprétation de Julie d’Aubigny, dite Mlle Maupin. En 1713, la tragédie Médée et Jason de Salomon sur un livret de l’abbé Pellegrin fait grande sensation. Françoise Journet y tient le rôle principal avec un aplomb qui impressionne. L’œuvre devient l’un des grands succès de l’Opéra jusqu’à l’avènement de Rameau, puisqu’on la reprend en 1727, 1736, 1748 et 1749.
En 1765, Mondonville, au faîte de sa carrière, entreprend de remettre en musique le livret écrit par Quinault pour Lully. L’entreprise est jugée très sévèrement et l’œuvre doit être retirée de l’affiche au bout de trois représentations seulement. Marie-Geneviève Dubois, qui chante alors Médée, se tire honorablement d’un rôle difficile. Le même livret, remanié, est cette fois mis en musique par Gossec : sa tragédie Thésée, créée en 1782, obtient un grand succès, notamment grâce à Rosalie Duplant qui trouve en Médée l’un de ses derniers grands rôles. Mais le changement rapide de goût ne permet pas à l’ouvrage de rester au répertoire de l’Opéra.
Avec La Toison d’or, tragédie créée en 1786, l’allemand Vogel fait des débuts remarqués à l’Opéra. L’œuvre présente Médée dans toute sa complexité et en fait un personnage déjà véritablement romantique. C’est à l’excellente Marie-Thérèse Davoux, dite Mlle Maillard, grande rivale d’Antoinette Saint-Huberty, que Vogel doit une partie de son succès. Alors que le style romantique gagne la France, Médée reste un thème « classique » très en vogue : son traitement s’adapte à tous les genres et à toutes les institutions. Le chorégraphe Jean-Georges Noverre propose un ballet d’action (ancêtre du ballet romantique) qui a pour titre Médée et Jason. À sa création à Stuttgart, en 1763, une partie du public s’enfuit de la salle, horrifié à la vue des enfants de Médée poignardés en scène. Repris à l’Opéra de Paris en 1770 et 1780, puis dans l’Europe entière, ce ballet est un des plus révolutionnaires pour l’époque avec le Dom Juan de Gluck et Angiolini.
Refusé à l’Opéra, le projet de Médée de Cherubini su un livret de Hoffman est repensé pour la scène du Théâtre Feydeau où il voit le jour en 1797. Le succès est éclatant et, grâce à une traduction en italien, la diffusion dans toute l’Europe est immédiate. Parmi les admirateurs inconditionnels de l’œuvre, citons Beethoven, Schubert, Weber, Wagner ou Brahms. La postérité de Julie-Angélique Scio-Messié, la créatrice, restera attachée à ce rôle pour toujours.
Le grand opéra n’en a pas fini avec le mythe et, en 1813, l’Académie impériale de musique accueille une Médée à Corinthe du poète Milcent et du compositeur Grange de Fontenelle, dont le rôle principal est confié à Caroline Branchu, la nouvelle égérie du public.
À l’époque moderne, après Maria Callas, Rita Gorr et Anna Caterina Antonacci (dans Cherubini), Jill Feldman, Lorraine Hunt, Stéphanie d’Oustrac et Michèle Losier (dans Charpentier), c’est à Véronique Gens de s’emparer de ce rôle mythique.
Benoît Dratwicki – Centre de musique baroque de Versailles